De la Biosphère à l’Ecosphère

De la Biosphère à l’Ecosphère

 


1.       Wladimir Vernadsky (1863-1945), le père de la Biosphère

Vernadsky et sa fille Nina, vers 1900

1.1       Le dernier humaniste

Qui est Wladimir Vernadsky ? Pour y répondre, nous recommanderons la lecture de l’introduction à l’édition 2002 de son seul ouvrage connu en Occident (Vernadsky, 1929), ou mieux encore, sa seule biographie approfondie disponible en Occident (Bailes, 1990).

Reprenons cependant la brève présentation qu’en fait l’Académie des sciences (2007) : « Mais c’est W. Vernadsky qui, influencé par les idées de son maître BB. Dokouchaev, fondateur de la science des sols (pédologie), a été amené, dans les années 1920, à mettre en cohérence les différents savoirs en concevant l’existence d’une enveloppe autonome qu’il a identifiée à la biosphère ; celle-ci étant formée par l’ensemble des organismes vivants ainsi que par les divers milieux de la surface de la Terre qui leur sert d’environnement. Dès 1924, en effet, dans le cours sur la géochimie, qu’il a dispensé à la Sorbonne, Vernadsky a proposé une extension de la géochimie aux êtres vivants, celle-ci devant dorénavant s’appuyer aussi sur la géochimie organique et la biochimie. De ce fait, il a fait appel aux biologistes pour que les phénomènes vitaux soient rattachés à la géochimie, le sol, en tant que maillon d’entrée de la chaîne alimentaire, servant de lieu privilégié pour assurer les échanges d’atomes entre le monde vivant et le monde inerte….. À partir de là, ces auteurs se sont intéressés à ce qui constitue désormais la « biogéochimie » et ont été les premiers à proposer la notion de            « cycles biogéochimiques » (appelés par eux cycles inorganiques-organiques) et à l’appliquer à plusieurs éléments, tels le carbone, le phosphore, le strontium (thèse d’Odum en 1950). »

Et complétons là de quelques éléments relatifs à sa réflexion personnelle et à son implication sociale, tirés des différentes biographies que nous avons pu consulter.

Vernadsky, qui a fait ses études à Saint-Pétersbourg, et fut aussi l’élève de D.I. Mendéléiev, fut par ailleurs un « libéral humaniste » très impliqué (comme le fut aussi Tolstoï, son compatriote) dans les mouvements intellectuels et politiques russes de la fin du XIXe siècle militant pour l’égalité, la libération et l’instruction des serfs, et l’instauration des droits démocratiques.

Et il fera donc tout pour appliquer ses positions, dans les « sciences dures » certes, mais les plus proches possible du « sol » et des mouvements sociaux, tout comme Tolstoï, qui fut très impliqué dans l’étude approfondie et l’écriture d’ouvrages agronomiques, en même temps que dans l’éducation des paysans libérés du servage en 1861, et alors profondément ignorants. Malgré leur différence d’âge (35 ans), et compte tenu de leur proximité de pensée, Vernadsky aurait pu avoir avec Tolstoï des relations étroites qu’il serait intéressant de vérifier. Tout comme il serait fort enrichissant de comparer la « grande pensée » de Vernadsky à celle de Tolstoï, et d’étudier plus avant l’influence qu’aurait pu avoir le second sur le premier.

Car il s’agit bien chez Vernadsky, que ses compatriotes nommaient le « dernier humaniste » (http://vernadsky.fr/biographie.html) d’une telle pensée, la seule apte à fonder le concept d’« Ecologie globale », capable de se représenter puis de décrire le fonctionnement intégré de la Terre et du « monde vivant » de la Biosphère, dans ses relations « complexes » et l’évolution de ses grandes ères géologiques. Tout comme Tolstoï, professeur de Gandhi en non violence, qui fut capable de penser et de décrire en un geste unique, tout aussi bien historique que poétique et philosophique, le mouvement d’ensemble de l’épopée napoléonienne en Russie. Et chacun avec son luxe de précision inouï.

Et quand J.P. Deléage, dans son introduction à la nouvelle édition française de La Biosphère (Deléage, 2002) nous parle des grands atouts de la « révolution vernadskienne », il nous dit très bien en quoi cet ouvrage se présente comme une « synthèse transdisciplinaire qui ouvre véritablement un nouveau champ de recherche ». Elle est propre à offrir selon nous des bases terriblement solides à cette nouvelle « épistémè » tant souhaitée de la production écologique (O’Connor, 1994).

Mais il oublie cependant de nous préciser en quoi Lovelock, après le brouillard soviétique, aura diffusé lui aussi « comme un brouillard », plutôt américain cette fois (quoique Lovelock soit anglais), sur ce nouveau champ – et sur les travaux de Vernadsky –  en retournant vers sa propre personne ce que ce dernier proposait comme « la vision d’une terre vivante » ouverte et offerte à tous.

Voilà peut être le seul vrai problème du vitalisme (comme de la fausse autorité) : il fabrique du culte de la personnalité là où une véritable autorité transmet gratuitement à l’être collectif les résultats de son expérience comme un parent transmet son héritage : aux fins de le faire fructifier.

Nous noterons cependant que l’édition américaine de La Biosphère, préfacée par Lynn Margulis et introduite par Jacques Grinevald, participe activement à la dissipation de ce brouillard, en faisant notamment une présentation synthétique de son contenu qui, pour notre part, nous convient parfaitement :

« La vie a été la force de transformation géologique de notre planète, qui explique la différence entre une vue minéralogique inanimée de l’histoire de la Terre, et une image dynamique aux prolongements infinis de la Terre comme domaine et produit de la matière vivante. Ce que Darwin a fait pour la vie à travers le temps, Vernadsky l’a fait pour toute la vie à travers l’espace. »

2.       De l’éternité … aux âges géologiques

Vernadsky exprimait dans ses premiers écrits une forme d’immuabilité spatio-temporelle de la Biosphère sur des temps s’étendant sur plusieurs milliards d’années.

Vernadsky (1929, p.74) : «  La vie englobe une partie considérable des atomes qui forment la matière de la surface terrestre. Sous son influence, ces atomes se trouvent en un mouvement perpétuel et intense… Or ce processus subsiste depuis des milliards d’années, depuis l’ère archéozoïque la plus ancienne jusqu’à nos jours, et demeure inaltérable dans ses traits essentiels. »

Durées géologiques tellement longues qu’il en viendra souvent à confondre la durée d’existence de la Biosphère avec l’éternité.

Vernadsky (1930, p. 8) : « Les fonctions vitales de la biosphère, les fonctions biogéochimiques, sont immuables a travers les temps géologiques. Nulle d’entre elles n’a fait apparition dans le cours de ces temps. Elles ont toutes existé simultanément et toujours. Elles sont géologiquement éternelles. »

Cette forme de fusion entre milliards d’années et éternité se comprend très bien, car la vision des origines temporelles de la vie des naturalistes traditionnels, suivant d’abord celle de l’Eglise puis s’en différentiant progressivement, s’échelonnait sur les deux siècles passés entre 6000 ans (Linné, vers 1740), 74000 ans (Buffon, après 1740) et 25.000.000 d’années. Cette dernière période restant stable depuis Lord Kelvin (1895) jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale (Guyénot, toujours quelques millions en 1944).

C’est dans un tel contexte que Vernadsky, qui pensait sur des périodes tellement plus grandes, ne pouvait ou ne voulait concevoir, jusqu’en 1930, une origine temporelle de la Biosphère.

Mais il admettra bientôt, entre la fin de 1930 et 1931, une origine à cette forme d’immuabilité, et donc que la vie et la Biosphère aient pu avoir un commencement et une genèse.

Vernadsky (1931, pp.1-2) : « Des conditions ont pu exister dans l’histoire terrestre où il n’y avait pas de biosphère, et des phénomènes ou des états physico-chimiques ont existé dans l’écorce terrestre absents aujourd’hui, qui furent nécessaires pour la manifestation de l’abiogenèse. Il est possible, aussi qu’il y ait des phénomènes physico-chimiques inconnus de nous, non pris en considération par le principe de Redi, permettant l’abiogenèse, qui existerait même aujourd’hui sur la Terre, mais échapperait à notre attention par suite de l’insuffisance et du manque de précision de nos méthodes scientifiques actuelles…

…La plus grande partie de l’ère archéenne avait été pénétrée par la vie, analogue à celle d’aujourd’hui dans ses traits essentiels, génétiquement liée avec elle. La biosphère a existé à travers tous ces temps de manière immuable. Ce ne sont pas seulement les restes de la vie qui le prouvent, mais l’immuabilité au cours de tous ces temps de processus de l’altération superficielle de l’écorce terrestre, le caractère et la paragénèse des minéraux qui constituent la biosphère et qui dans leur genèse sont de la manière la plus étroite liés avec la vie. »

Il nous expliquera même dans la note n°26 de ce même article de 1931 ce qu’il voulait entendre  (ce qui ressemble à une forme de justification[1]) en utilisant les concepts d’éternité géologique ou d’immuabilité : « Il me semble très commode de distinguer de tels phénomènes géologiques comme des phénomènes éternels « dans les temps géologiques ». De tels phénomènes se distinguent nettement des phénomènes changeants de l’histoire géologique, de l’évolution géologique du Globe et font partie de son mécanisme immuable ou presque immuable au cours des temps géologiques. »

Outre son retour en URSS, nouvelle patrie du matérialisme, cette « précision » de l’opinion de Vernadsky pourrait être liée à la découverte, en 1931, par Harold Clayton (1893-1981), du deutérium et de l’oxyde de deutérium (D2O) ou eau lourde (D2O  = 2H2O). Cette découverte fut fondamentale car les noyaux de deutérium n’ont pu être formés que lors d’une synthèse primordiale de l’Univers. Ce qui aura pour effet de mettre en cause la théorie de l’état stationnaire d’un Univers éternel et immuable, et d’arguer en faveur d’une théorie du Big Bang qui s’affirmera (contre la première) tout au long de la seconde partie du XXe siècle.

Vernadsky aura ainsi évolué avec son temps,… en URSS, et on constatera qu’en 1938 ses réserves sur une origine temporelle de la Biosphère avaient entièrement disparues au profit d’une affirmation de son expansion progressive dans les temps longs géologiques.

Vernadsky (1938, p. 34) : «  La taille de la surface occupée, et les régions dans lesquelles les corps naturels apparaissent dans la biosphere, sont limités par la dimension de cette dernière, et ne peuvent se développer qu’avec l’expansion de la biosphère. Evidemment, la biosphère s’épand au cours des temps géologiques, à travers le mouvement de la matière vivante. Dans ce processus, les corps naturels inertes de la biosphere jouent un rôle passif…

… Evidemment, la masse de la matière vivante se développe au cours des temps géologiques, et le processus d’occupation de la croûte terrestre par la matière vivante n’a pas encore été complété. »

Toutes choses qui supposent d’admettre avec Vernadsky, et avec le Big Bang, une expansion progressive de la Biosphère sur la surface originelle totalement inerte qui résulta de l’accrétion terrestre.  Mais qui nous expliquent aussi que cette vision « instable » des idées de Vernadsky quant aux origines de la Biosphère sur les très longues périodes géologiques, aura probablement participé aux confusions encore actuelles à son propos.

Quand, avec lui, nous avons pu en effet la positionner un temps dans une forme d’éternité, une forme d’acquis originel indiscutable et invérifiable (toujours la question de Bonsack), nous avons pu dans le même temps reléguer ses fondements à l’arrière plan, tout comme l’arrière plan d’un paysage, dans lequel la seule évolution possible et observable devient celle des seuls organismes vivants nous faisant face au premier plan, tels des animaux dans une forêt.

La Biosphère observable devant nous devenant la seule Biosphère que nous puissions imaginer, nous avons pu alors en restreindre la définition à ces seuls organismes vivants dans leur habitat.

Cette question étant maintenant clarifiée introduit donc le principe d’une évolution temporelle de la Biosphère à partir de l’Archéen, tel qu’il est positionné dans l’échelle des périodes géologiques de la figure suivante.

Figure 8 : Echelle indicative des périodes géologiques (éons, ères, …), en millions d’années

Elle nous permet par ailleurs de représenter la Biosphère en évolution au cours des ères géologiques :

Figure 9 : La Biosphère en expansion

2.2       Origines de la Biosphère, stabilité climatique, stabilité du concept

2.2.1       Changer de regard sur la Terre

Nous avons vu que la Terre pouvait être regardée comme un système fermé, quand bien même la Biosphère correspond aux définitions d’un système ouvert. Revenons sur ce sujet pour tenter de bien en clarifier les concepts.

A partir de la fin des années 50, période de lancement des premiers satellites, quand nous avons bénéficié des premières photographies de « la Terre vue de l’espace », celle-ci sera souvent comparée à un « vaisseau spatial » navigant dans le vide de l’espace cosmique, et dont l’humanité serait aux commandes.

Cette métaphore suppose que l’on observe la Terre d’un point de vue très éloignée comme une « sphère » flottant seule dans l’apesanteur d’un espace « géométrisé », tournant lentement sur elle même dans le silence de la nuit éternelle, seule rattachée au repère mouvant d’un soleil dardant sur elle des rayons qui éclairent et réchauffent sa face.

Figure 10 : La Terre, vaisseau spatial isolé dans l’espace cosmique

Ainsi regardée, la Terre ne pouvait être qu’un système « fermé » et complètement isolé au sein d’un milieu duquel elle ne recevait rien d’autre que l’énergie solaire. Georgescu-Roegen (1979,  p.68) : « … bien que le vaisseau spatial de l’humanité flotte au milieu d’une fantastique réserve d’énergie utilisable, seule une partie infinitésimale de ce réservoir est potentiellement accessible à  l’homme.. »

Mais en même temps cette distance permettait de se dégager des catégories spécialisées de l’analyse scientifique traditionnelle pour aborder en une même vue globale la complexité des relations fonctionnelles permettant à ce globe si fragile de bénéficier de cette propriété si rare dans l’espace infini des galaxies : la vie.

C’est ce second regard que nous propose Vernadsky dans la première partie de La Biosphère. Ce n’est déjà plus la Terre qu’il regarde, mais « La Biosphère dans le cosmos », où elle n’est plus ce vaisseau enfermé sur lui même. La resituant dans une globalité complexe, il nous la présente comme recevant de tous les points des espaces célestes un nombre infini de rayonnements divers, dont les rayonnements lumineux visibles ne forment qu’une part insignifiante. Et non seulement la Biosphère, mais tout l’espace pouvant être embrassé par la pensée et lui étant accessible, est rempli et pénétré par les rayons de ce milieu immatériel. Et l’alternance perpétuelle de ces rayonnements qui remplissent l’espace distingue nettement ce milieu cosmique de l’espace idéal de la géométrie.

Lovelock, que nous n’hésiterons pas à citer quand de besoin, quoi que nous ayons pu déduire de ses hypothèses et positions, reprendra lui même cette idée, à propos de Gaïa.

Lovelock (1979, p.32) : « Il s’agit également d’une alternative (Gaïa) à la vision présentant notre planète sous les traits d’une vaisseau spatial fou, voyageant à jamais, privé de commandant de bord et d’objectivité, décrivant stupidement un cercle autour du soleil. »

Dans la deuxième partie de son ouvrage, Vernadsky, descendu sur terre, nous propose une plongée dans « le domaine de la vie ». Il passe de la Terre comme sphère regardée de très loin dans l’espace cosmique à la Biosphère regardée de beaucoup plus près comme une enveloppe terrestre. La Biosphère devient alors un espace tampon, une frêle interface qui va opérer la synthèse entre les émanations énergiques et matérielles foncièrement différentes du noyau solaire et du noyau terrestre.

Figure 11 : La Biosphère comme enveloppe terrestre

Dans cette nouvelle vision, la Terre, devenue Biosphère, n’est plus victime de ce regard présocratique de l’homme sur la nature au sens large, qui, face à la parfaite « unicité » géométrique de l’espace cosmique, voyait en celle-ci l’expression du chaos. Se dégageant d’une position négligeable dans l’ordre « cosmique », elle devient le lieu rapproché dans lequel émerge en quelque sorte un « second » ordre : le vivant, qui contredit les lois « naturelles » (pour la physique classique) de la gravitation, de la « réversibilité » et de la thermodynamique de l’équilibre. La Terre, ainsi devenue Biosphère, deviendrait un système « ouvert ».

[1] Vernadsky était en 1931 rentré en URSS, et tout concept d’éternité devenait alors pour le moins fort mal vu. Il devra même plus tard se défendre devant le parti communiste d’une accusation de néo-vitalisme.